Confrérie de l'aumonière

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille


La légende de l'aumônière.


par Bernadette Guyot-Mottoulle, conteuse à Malonne·

Durée : 7 minutes

 

Cette histoire, je la tiens de ma grand-mère, qui elle-même la tenait de sa grand-mère, qui elle-même la tenait de sa grande-tante ! Elle se passe il y a bien longtemps. Au temps où notre village, Malonne, n'était encore qu'une immense forêt appelée "La Marlogne".

De Bauce aux Calenges, du Tombois au Cabacca, des Marlères au Coin, partout des pistes sombres serpentaient sous les grands arbres. Elles conduisaient paysans et voyageurs tantôt à une ferme, tantôt à une chaumière, tantôt à une hutte de charbonnier.
A cette époque de l'année les brumes et les brouillards comblent les gorges du Landoir. Les noix et les châtaignes tombent. La forêt revêt sa robe renarde. Les feuilles frissent avant de venir tapisser le sol des sentiers d'un feutre humide.

Au domaine de Reumont, vit un riche fermier : propriétaire d'une grande campagne, de deux cortils entourés de haies vives. Il possède aussi un beau troupeau de 24 vaches. Chez lui, on ne boit pas dans son sabot et la table est bien garnie en toutes saisons. Sa femme est morte en couche il y a bien des années, aussi se sent-il bien seul parfois.
Ce riche fermier, nommé le "Ritchi" est le père d'une fille belle comme le jour.
Une chose est sûre : il ne donnera pas la main de sa fille au premier venu !
Mais à force de faire la fine bouche et de refuser les prétendants, les jours passent, les saisons se succèdent ... et la belle se fane peu à peu. Ses yeux se troublent de larmes. Ses joues qui, autrefois ressemblaient à des petites rainettes étoilées, deviennent pâles comme la lune.
Au début, son père la comble de cadeaux ... rien n'y fait. Il essaie tous les remèdes qu'il connaît ... pas d'amélioration. Il convie tous les rebouteux des villages et hameaux voisins ... toujours rien. Comme chacun le sait, un lit en or ne soulage pas la maladie d'amour. Voyant sa fille dépérir de jour en jour, en désespoir de cause il appelle son charretier :

"Va donc par tous les chemins du territoire de Marlogne et des environs, entre dans chaque maison et fais part de mon désarroi en ces termes : celui qui apportera un remède pour guérir ma fille sera récompensé de la sorte : je lui donnerai 2 vaches, 1 tchapau garni d'outils et une réserve de bois ... et si ma fille le désire, je lui accorderai sa main. Fais vite."

Le charretier sait qu'il doit mettre tout son zèle à obéir. Son maître n'est pas homme à plaisanter. Vers la fin de la journée, crotté des pieds à la tête, il arrive par le chemin des deux pays, de l'autre côté de la vallée au lieu dit "Chêne Jacqueline". Adossée à la forêt, il trouve une chaumière aux fenêtres basses. Il regarde par la fenêtre. Puis frappe lourdement à la porte, la pousse et trouve dans un coin de la chaumière, une femme ivre, acariâtre, habillée de haillons. Avec elle, ses trois fils : Clovis, Charles et Gérard Joseph. Les deux aînés sont vigoureux comme des chênes mais le plus jeune, Gérard-Joseph ! On dit qu'il est fragile comme une girolle.

"Bonsoir à tous. C'est Ritchi du domaine de Reumont qui m'envoie vous annoncer que celui qui trouvera un remède pour guérir sa fille recevra en remerciement : 2 vaches, 1 tchapau1 garni d'outils et une belle réserve de bois ... et même, si sa fille le désire, celui qui la guérira pourra l'épouser".

"Clovis mon fils, quand la chance passe il faut la saisir. J'ai dans le fournil, du vin de benoîte. Va lui porter ce breuvage; il la guérira et surtout rapporte la récompense à ta pauvre mère".
Sans tarder, Clovis met le sentier sous ses pas. Il marche dans le froid humide, traversant le Fond marécageux et grimpant jusqu'à la côte de Maupelin. Là, assise sur une souche, une vieille femme toute ridée, habillée de rouille et de noir le regarde. Elle semble l'attendre ...
-"Bonsoir jeune homme, qu'as-tu donc dans ton cabas ... des champignons ?"
-"Un chat noir, vieille curieuse !"
-"Un chat noir tu as, un chat noir tu auras, un chat noir tu seras ... foi de Gribousine !"
Clovis presse le pas. Cette vieille lui donne davantage de frissons que le vent d'automne. Tout essoufflé, il arrive au domaine de Reumont chez le Richti.
-"Alors jeune homme quel remède apportes-tu à ma fille ?"
-"Du vin de benoîte ... c'est merveilleux pour ... "
et ouvrant son cabas pour en sortir la bouteille ... un chat noir, vif et hargneux, bondit, toutes griffes dehors.
-"Tu veux donc la rendre folle avec ce cadeau du diable ? Fiche moi le camp, hors de ma vue, hors de mes terres ."
Clovis s'est enfuit. On ne l'a plus jamais revu à Reumont, ni ailleurs. On se demande s'il n'a pas été transformé en chat noir !!!

Le lendemain la femme acariâtre et avide décide d'envoyer Charles, le cadet. 
-"Prends une bouteille de vin de benoîte ... Ce breuvage guérira certainement la fille du Ritchi et surtout n'oublie pas la récompense pour ta pauvre mère."
Aux premières lueurs de l'aube, Charles met le sentier sous ses pas. Il descend vers le Fond marécageux, passe le ruisseau de la Navinne et grimpe jusqu'à la côte de Maupelin. Là, assise sur une souche, une vieille femme toute ridée, habillée de rouille et de noir le regarde. Elle semble l'attendre ...
-"Bonjour jeune homme, qu'as-tu donc dans ton cabas, des champignons ?"
-"Une vipère, vieille curieuse !"
-"Une vipère tu as, une vipère tu auras, une vipère tu seras ... foi de Gribousine !"

Charles presse le pas. Cette vieille ne lui inspire guère confiance, bien au contraire. Il s'empresse et se rend au plus vite au domaine de Reumont. Le Ritchi le fait entrer.
-"Alors jeune homme quel remède apportes-tu à ma fille ?"
-"Du vin de benoîte ... voilà ... "
et ouvrant ouvre son cabas ... une vipère en tombe et se faufile sous le garde-manger.
-"Ma parole c'est sa mort que tu veux ! Imposteur ! Rouez-le de coups de bâton et chassez-le d'ici". Charles s'est enfuit. On ne l'a plus jamais revu à Reumont, ni ailleurs. On se demande s'il n'a pas été transformé en vipère !!!


Au "Chêne Jacqueline", dans la chaumière de la femme acariâtre et avide, l'inquiétude grandit. Pour la mère, l'absence de deux de ses fils signifie moins de bois rentré pour l'hiver, moins de travail au lopin de terre et moins d'argent gagné en fin de semaine. Pour le plus jeune, Gérard-Joseph, l'absence de ses frères signifie la peur de se retrouver seul avec cette mère à moitié folle.
-"Clovis a disparu, Charles ne revient pas ; je vais tenter ma chance !"
-"Allons bon ! toi, maigrichon et gringalet comme tu es ... Tu te perdras avant d'arriver à Reumont ! Tu n'es bon qu'à cuire le pain !"

En effet depuis sa naissance, Gérard-Joseph avait mauvaise mine; aussi restait-il la plupart du temps à la maison. Toutes les femmes du hameau disaient de lui qu'il avait un don, tant ses pains étaient moelleux et parfumés.
Ce soir là, la lune est pleine. Gérard-Joseph enfile ses sabots, son paletot de gros draps. Il met une bouteille de vin de benoîte dans son sac ainsi qu'une gamelle avec les restes du repas du soir : du choux vert, une tranche de lard, un morceau de fromage et une petite boule de pâte oubliée près de son four. Il met le chemin sous ses pas ... Il marche, contournant les vieux arbres écroulés, Il suit le ruisseau du Landoir, puis gravit péniblement le sentier de Chepson. Il risque cent fois de se perdre. Au milieu de la nuit, il arrive à la crête de Maupelin. La lumière diffusée par sa petite lampe à huile laisse entrevoir un regard ... Assise sur une souche, une vieille toute ridée, habillée de rouille et de noir l'observe. Elle semble l'attendre ...

-"Qu'as-tu dans ton cabas jeune homme ?des champignons ?"
-"Du vin de benoîte et ma gamelle ... Voulez-vous un peu de mon repas ?"
-"Tu es bien aimable ... Mais où vas-tu à cette heure de la nuit ?"
-"Chez Ritchi" au domaine de Reumont ; sa fille se meurt. Et j'espère que mon vin pourra la sauver.
-"Coeur généreux tu as, coeur amoureux tu auras, coeur amoureux tu seras...foi de Gribousine. Je vais te conduire chez elle ... Suis-moi."

Malgré la nuit, ils arrivent vite au domaine. Prudemment, Gérard-Joseph soulève le loquet de la porte et l'entrouvre. Un homme au regard triste l'invite à entrer. C'est Ritchi. Il désespère de voir sa fille sauvée.
-"Qui es-tu garçon ? Que fais-tu ici à cette heure de la nuit ? Aurais-tu un remède pour ma fille ?"
-" Bien sûr ... du vin de benoîte ... 1 à 2 gorgées toutes les heures."

Dans sa chambre la jeune fille est couchée, épuisée ... Son père lui soulève la tête, porte un verre à ses lèvres ... 1, 2 gorgées.
Comme par miracle, elle ouvre les yeux, ses joues rosissent, elle sourit et s'assied sur le bord du lit...
-"D'où vient ce breuvage doux comme le miel ?"
-"C'est un jeune homme qui ..."
-"Fais-le entrer, père, s'il te plaît !
"
Timide, Gérard-Joseph la salue, dépose son vieux sac sur le sol.
-"Qu'as-tu dans ton sac ?"
-"Rien de très important : une gamelle avec mon repas pour la route."
-"Si ton repas est aussi doux que le vin, partage-le avec moi ... j'ai faim et cela ne m'est plus arrivé depuis si longtemps."

Un peu gêné, il ouvre sa gamelle ; à sa grande surprise il y a là comme un gros choux en pâte, doré à souhait, on dirait une bourse pansue d'où s'échappe un fumet exquis ... 
Aussitôt : deux couverts la jeune fille a dressés, 
"Aumônière", fût le nom donné
à ce mets, jusque là ignoré
sauf par Gribousine, qui voulait les marier.
C'est depuis ce jour là, qu'à Malonne, l'aumônière est toujours présente lors de repas de noces. Il faut vous dire que Gérard-Joseph et sa belle, s'ils ne sont pas morts, ils en mangent encore !

 


  • tchapau : une remise à outils.
  • benoîte : plante vivace à fleurs jaunes poussant au bord des chemins et à la lisière des bois utilisée en phytothérapie.
 

Bientôt ...

No events

Temps de chargement de la page : 0.005 secondes.